5- De l’esclavage
5- De l’esclavage
Avant de passer à l’étude de l’organisation militaire du Soudan Français, je crois qu’il est bon d’ouvrir une parenthèse pour donner quelques explications sur une question des plus importantes et qui se rattache par plus d’un point à l’organisation politique et à l’organisation administrative. Je veux parler de l’esclavage ou plutôt de la captivité au Soudan.
En France, lorsqu’on prononce le mot d’esclave, on se figure de suite un malheureux nègre courbé sous le fouet d’un maître impitoyable, soumis à toutes les tortures physiques et morales et traîné sur le marché au moindre caprice de son maître. Nous sommes encore hypnotisés par les récits contenus dans "La case de l’oncle Tom" et ce seul mot d’esclavage nous révolte. Mais l’esclavage, au Soudan du moins, est loin de ressembler à l’affreuse peinture que l’on nous a mise si souvent sous les yeux.
Certes le captif (nom sous lequel on désigne l’esclave au Soudan) a bien été tout d’abord arraché violemment à son sol, puis déporté pour être enfin vendu à un maître quelconque. Mais une fois entré dans la maison de son maître, si le captif a des devoirs, il a aussi des droits. En échange de son travail, le captif reçoit de son maître nourriture, vêtements, logement. Le maître doit laisser à son captif un jour sur sept pendant lequel le captif peut travailler pour son propre compte. Il doit également le bien traiter.
Ces devoirs du maître envers son captif sont scrupuleusement observés. D’abord parce que le captif représente une valeur marchande et que l’intérêt du maître n’est pas de détériorer son acquisition. Ensuite parce qu’en cas de spoliation de ses droits, le captif peut porter ses doléances devant les anciens du village qui, bien souvent, lui donnent raison. J’ai même eu personnellement l’exemple d’un captif affranchi par ce conseil en raison des brutalités exercées contre lui par son propriétaire.
Le captif dont je viens de parler occupe le dernier échelon de l’échelle sociale, mais ses descendants s’élèvent peu à peu jusqu’à l’affranchissement. En effet ce captif vient-il à se marier, ses enfants, s’ils sont nés dans la maison du maître, et c’est se qui arrive le plus souvent, ne peuvent déjà plus être vendus par ce maître. Ils ne doivent plus à ce dernier que 4 jours de travail sur sept. Ils sont alors dits captifs de case. Leur situation correspond à celle de nos anciens cerfs. Ils font partie du domaine. Les enfants de ces captifs de case ne doivent plus rien du tout au maître, ils sont donc réellement affranchis. Il n’y a plus que la différence de caste qui les sépare des hommes libres. En outre, tout rejeton d’un homme libre et d’une femme captive est libre de droit. En revanche, tout rejeton d’une femme libre et d’un captif est captif du propriétaire de la femme car en pays noir la femme a toujours un propriétaire, père, mari, frère, beau-frère, etc. Ce dernier cas d’une femme libre ayant un enfant d’un captif est une rareté, étant donné l’orgueil du noir pour tout ce qui n’est pas de son rang et l’ignominie dont est entachée la femme libre qui s’oublie entre les bras d’un captif. L’esclavage au Soudan est donc ainsi appelé à disparaître fatalement lorsque nous aurons pu faire cesser autour de nous les guerres qui sont la source de production des captifs.
Dès le début de l’occupation, les marchés publics d’esclaves furent interdits et l’exportation supprimée. Mais on maintint l’importation, afin d’augmenter aussi vite que possible la population du Soudan.
En même temps des villages de liberté étaient créés dans le voisinage immédiat des postes. Ces villages étaient et sont encore destinés à recevoir :
1) les captifs libérés qui ne se trouveraient pas en sûreté dans leur village
2) les captifs prélevés par le gouvernement sur les importations (1 sur 10)
3) les captifs évadés qui, dans un délai d’un mois, n’auraient pas été réclamés.
Inutile de dire que les habitants de ces villages, placés sous la sauvegarde des commandants de cercle, recevaient par ses soins les avances nécessaires à leur première installation.
En un mot, toutes les mesures ont été prises pour enrayer progressivement le mouvement esclavagiste et arriver peu à peu à la supprimer. Tous les gouverneurs du Soudan, sauf Monsieur Grodet dont il fallut rapporter en partie les ordres sous peine de voir éclater un soulèvement formidable, ont approuvé ce système. Tous ont admis comme impossible l’émancipation brutale des captifs sans dédommagements pour les maîtres. Ils prévoyaient aussi, ce qui est arrivé du reste depuis à Madagascar, que le lendemain de l’émancipation nous aurions contre nous les maîtres dépossédés et ruinés et les émancipés eux-mêmes, pour lesquels liberté signifie ne rien faire et qui, n’ayant rien à manger, auraient demandé au pillage les ressources qui leur manquaient.
Tandis qu’en laissant le temps accomplir son œuvre, et en supprimant l’état de guerre, source de production des captifs, on habitue peu à peu les noirs à cette idée de liberté individuelle à laquelle pour le moment la plus grande partie ne comprend rien. Et lorsque le moment sera venu, nous pourrons sans inconvénient ni danger décréter un affranchissement général qui existera déjà de fait.
Pour cela comme pour autre chose, le temps est un facteur dont il faut tenir compte. On ne change pas d’un trait de plume des institutions plusieurs fois séculaires et c’est faire fausse route que de vouloir élever brusquement, sans aucune transition, à notre niveau intellectuel et social des gens qui ont plusieurs siècles de civilisation en retard.
mardi 11 avril 1899