Lettre 33

 
 

     Chers Parents,


     Au dernier courrier j'ai été privilégié. 2 lettres de vous, c'est charmant. Toute la famille s'en est mêlé et j'ai été bien heureux en lisant vos quatre épîtres. Je vais essayer de répondre à vos questions car je n'ai pas grand chose à vous apprendre.

     Tant pis si je me réédite et si je vous ressasse ce que j'ai peut-être dit dans une de mes dernières lettres.


     D'abord, le pays est beaucoup moins riche que le Sud du Soudan. C'est le sable et rien que le sable. En fait de plantations, des arbustes épineux qui vous déchirent vos habits si vous n'y prenez garde. Du reste, je vous envoie copie d'une notice géographique sur le cercle de Sokolo qui m'a été demandée par le Commandant supérieur.

     Quant au climat, il est excellent. C'est certes l'un des meilleurs d'ici.

Quant aux mœurs dont je ne parle pas dans ma notice parce que tout le monde ici est fixé sur ce point, elles sont à Sokolo ce qu'elles sont au Sénégal et dans tout le Soudan.


     D'abord deux grandes classifications : hommes libres et captifs. Puis une foule d'autres. Ainsi parmi les hommes libres viennent par ordre d'importance :

- les guerriers (supprimés depuis que nous sommes là)

- les cultivateurs

- les tisserands, potiers, forgerons

- enfin les griots, quelques chose comme nos trouvères et bouffons

    Les griots chantent les louanges de qui les paye et les entretient, et ne disent que pis que pendre de ceux qui refusent leur obole. Des deux côtés, louanges ou injures, l'excès n'a pas de limites.

    Quant aux captifs, ils ne sont pas précisément les esclaves dépeints par certains romanciers fantaisistes. S'ils ont des devoirs, ils ont aussi des droits et savent bien les faire respecter. Ainsi tout captif qui est maltraité est déclaré libre par les notables du village. Il est vrai que le maître a la ressource de le vendre avant, mais cette mesure est souvent demandée par les captifs eux-mêmes qui ne songent nullement à fuir sachant fort bien qu'ils seront toujours repris.

    C'est en effet très simple : deux noirs se rencontrent sur une route. Immédiatement ils se posent mutuellement les questions que nos gendarmes posent aux roulants. Si l'un d'eux hésite, et surtout s'il a le malheur d'être le moins fort, ce qui est généralement le cas pour le captif fugitif, immédiatement l'autre lui met la main au collet et l'emmène à son village. Il prévient son chef de village et garde le bonhomme jusqu'à ce que le maître vienne le réclamer. Lorsque le maître rentre en possession de son bien, il doit une indemnité à celui qui l'a arrêté. Si le maître ne veut pas, le captif reste chez son propriétaire de hasard, mais ne peut être vendu.

    Quant à la vente des captifs, elle est absolument interdite, en ce qui concerne ceux dits de traite, c'est à dire ceux venant de l'extérieur, mais on n'a pu encore arriver, et il serait peu prudent de le faire, à supprimer la vente du captif entre propriétaires.

    Pour enrayer un peu la captivité, on a établi des villages de liberté près des postes, où sont mis les captifs qui se réclament de notre protection. Si dans un délai de 3 mois le captif n'est pas réclamé, on lui délivre un certificat de liberté. Quelquefois, pour mauvais traitements notamment, ils sont libérés d'office.

    Mais dans un pays où la captivité remonte à plusieurs siècles et où nous ne sommes que depuis quelques années et en petit nombre, on ne peut décréter du jour au lendemain l'abolition de la captivité sous peine de voir éclater un soulèvement général et formidable. Nous n'aurions peut-être pas pour nous ceux que la mesure libérerait. En tous cas, compter sur les tirailleurs serait illusoire et nous sommes peut-être 500 blancs répartis sur des milliers de kilomètres carrés.


    Mais je reviens aux captifs. Même chez eux il y a des catégories.

- Au bas de l'échelle se trouve le captif fait à la guerre ou acheté qui doit 6 jours de travail sur 7.

- Puis le captif de case (captif né dans la case du maître de ses parents) qui ne peut être vendu et ne doit au maître que 4 jours de travail sur 7.

- Enfin le captif de couronne qui appartient au chef du pays, quel qu'il soit. Il ne peut être aliéné et n'est pas forcé de suivre son maître en cas de défaite ou de déposition. C'est ainsi qu'à Ségou se trouvent 2 ou 300 captifs de la couronne qui ne demandent nullement à être libérés et qui s'intitulent gravement « Captifs du Commandant de Cercle ». Entre eux et un homme libre, il n'y a que la différence du nom. C'est en quelque sorte aux hommes libres ce que la bourgeoisie est à la noblesse.


    Maintenant en plus, tout enfant né d'un homme libre et d'une captive est libre. Tout enfant né d'une femme libre et d'un captif est captif et la femme est en dehors de la société. C'est une déchéance. Se mésallie également tout individu qui se marie dans une caste inférieure à la sienne.

    Ce sentiment est tellement ancré dans l'esprit des noirs que j'ai été témoins du fait suivant : A Ségou on amène un certain nombre de captifs faits par Samory et vendus par lui. On les met au village de liberté que l'on créait. Parmi eux se trouvaient un forgeron et une femme autrefois libre avant que Samory ne l'eut prise.     Depuis des mois ils étaient compagnons d'infortune. Et bien jamais la femme n'a voulu se marier avec cet homme simplement parce que c'était un forgeron.

Les Marquises de 93, détenues à la Conciergerie ne montraient pas vis à vis des sans-culottes détenus comme elles un dédain comparable à celui de cette femme pour ce forgeron qui cependant était désigné pour être le chef du village.


    Quant au mariage, puisque j'en parle, il se fait au rebours de nos mœurs. C'est le mari qui apporte la dot variant de 100 à 5 600 Fr (ou la valeur). Cette dot est remise aux parents qui en ont la libre disposition. C'est un véritable achat. Dans le ménage, la femme prépare à manger et raccommode et c'est tout ce qu'elle doit à son mari. Le mari gagne la nourriture et l'entretien de la femme. Rien n'est en commun. Ce que la femme gagne lui appartient et le mari n'a pas le droit d'y regarder.

    Un autre fait à l'appui de ce que je vous dis : mon palefrenier a deux femmes (la loi musulmane lui en accorde 4), l'une à Kayes, l'autre avec lui. Avec celle de Kayes, il avait laissé 4 captifs lui appartenant. Eh bien la femme de Kayes vient d'arriver ici eng....er son mari et demander le divorce parce que depuis 2 ans ce dernier ne lui a rien envoyé pour sa nourriture. Les captifs de son mari ne voulaient pas lui obéir et elle n'avait pas le droit de les vendre. En revanche, cette femme est arrivée ici avec trois mille francs de bijoux sur elle (mention en était faite sur son laissez-passer). Mais ces bijoux étaient à elle et elle n'avait pas à s'en défaire pour se nourrir, son mari devant assurer son existence. Et le malheureux gagne 30 Fr par mois et a la ration. C'est un privilégié, les autres palefreniers ne gagnent que 15 Fr. Si pour une cause ou pour une autre le divorce est prononcé, la femme garde la dot si le divorce est prononcé en sa faveur, sinon elle la rend.

    Quant à la cérémonie, c'est très simple. Quand tout est décidé, on assemble les amis, on fait un tam-tam, on mange un couscous et chacun s'en va coucher. La présence du cadi qui enregistre le mariage n'est pas indispensable. Les types chics se marient cependant devant le cadi.

    Quant à la jeune épousée, on la consulte tout juste. Le lendemain des noces, une petite cérémonie intime entre beaux-parents et gendre a pour but de vérifier si le mari n'a pas été trompé sur la qualité de la marchandise. S'il n'a aucun sujet de mécontentement, on convie parents et amis à constater de visu ... ce que l'on peut très bien obtenir en saignant un poulet. Ça arrive.

    Quant aux mariages avec des Européens, ça suit la même filière. Seulement, en général le mari se soustrait au couscous, à la petite fête et surtout à la constatation du lendemain. Quand il part, il en est quitte pour abandonner la dot, qu'il ne saurait décemment reprendre. Si la femme se remarie, ce qui se fait toujours, la dot cette fois est pour elle.


    J'espère que cette fois vous voilà renseignés sur les agissements de ces braves gens. Monsieur Buthaud va pouvoir prendre des notes en masse. Au retour, je lui compléterai cela en lui donnant à lire celles que je prends de temps à autre.


    Quant aux nouvelles, il n'y en a pas. Je commande le cercle en attendant que le remplaçant du Capitaine Harlée, rapatrié comme malade, soit arrivé.

L'hivernage commence. La nuit d'avant-hier et toute la journée d'hier, il est tombé des trombes d'eau qui ont fortement endommagé nos malheureuses cases en terre.     On est en train de reboucher avec de la terre les trous creusés par l'eau dans les toitures. Ça durera jusqu'à la prochaine tornade, après quoi, on recommencera.

Cette pluie a eu du moins l'avantage de rafraîchir la température. Aujourd'hui il ne fait que 33° et j'ai pris mon veston de flanelle ; je pourrais m'en passer mais en raison des chaleurs des jours derniers il fait réellement frais et j'ai peur des coliques.


    J'ai reçu avant-hier mon colis resté à Kayes. Ce sont des bourricots envoyés aux provisions qui me l'ont apporté. Les bonbons sont excellents. Mes 2 camarades et moi les prisons fort comme dessert. Merci pour les odeurs qui vont faire des heureuses aux élues à qui j'en octroierai de-ci de-là quelques gouttes. Quant aux perles, croix et boucles d'oreilles, ce sont des cadeaux princiers qui serviront aux grandes occasions.

    La poudre de riz servira à calmer les éruptions de boutons, car depuis janvier, j'ai une magnifique barbe en pointe que je sacrifierai à mon retour si elle ne vous plaît pas, mais que, quant à moi, je (me) trouve fort bien.


    Allons, je vous quitte Chers Parents.

Comme vous voyez, je suis toujours en bonne santé et en bonne humeur. Je viens d'expédier mes travaux d'inspection générale en vue d'obtenir certificats d'aptitude pour la proposition au choix. Si je les ai, ça me dispensera de repasser les examens en France et me fera peut-être proposer pour capitaine un peu avant mon tour de bête (?).

    Quant aux exploits cynégétiques, faibles, faibles! D'abord je chasse très rarement, il fait trop chaud. Et puis on n'a à massacrer que des perdrix dont on est rabattu et des pintades dont on se lasse vite. Quant aux biches, elles sont inabordables. Je réserve mes munitions pour faire une collection de plumes d'aigrettes, quand l'hivernage battra son plein.


    Au dernier courrier, je vous annonçais mon départ pour une tournée dans le Nord. Cette tournée n'a pas eu lieu, par suite de l'état de santé du Capitaine commandant, lequel a été rapatrié quelques jours après comme malade. C'est, j'espère, partie remise, et je ferai cette petite randonnée en fin d'hivernage. Si c'est possible.


    J'ai omis de vous dire que je tiens de source officieuse que le résident de France à Bandiagara, le Capitaine Destenave, avec qui j'ai fait la route de Kayes à Ségou il y a un an, m'avait demandé avec deux de mes camarades pour l'accompagner dans une mission au Mossi qu'il entreprend pour devancer dans cette partie de l'Afrique les Anglais montant par le Sud. S'il pouvait réussir ...


    Tout à vous. (signature)


    Cette fois au revoir pour de bon. Embrassez pour moi Grand-Mère et ma tante. Je vous embrasse tous quatre de grand cœur.

    J'envoie des photographies à Mr Buthaud. (signature)

mercredi 29 mai 1895 - Sokolo

 
 

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