Lettre 34
Lettre 34
Chers Parents,
Vous êtes complètement édifiés sur mon installation à Sokolo, mon voyage vers l'Est, etc... Vous avez même dû à ce sujet vous émouvoir à la lecture de la surprise de Kabara où le Lieutenant Potin a été blessé, me sachant près du Débo. Mais vous êtes complètement rassurés puisque vous savez qu'aucun Touareg n'a montré le bout de son nez.
Quant aux communications, elles sont aussi bien établies qu'à Ségou. Outre les deux grands courriers mensuels qui partent de Sokolo 6 jours avant le départ des courriers de Ségou, et qui font la route Sokolo-Ségou en 3 jours, il n'y a guère de semaine où je ne reçoive un pli de Ségou, et où je n'en expédie un. Nous sommes donc, Collot et moi, en relations constantes. Il achève en ce moment une tournée de recensement dans l'Est du cercle de Ségou et paraît absolument enchanté de son séjour.
Pour vous donner une idée du peu de retard des courriers, j'ai reçu le 31 mai votre lettre du 18 avril à laquelle je réponds.
Quant au climat, il fait bigrement plus chaud qu'à Ségou. Il n'y a pas d'évaporation du Niger pour adoucir la température. Moi qui à Ségou couchais portes et fenêtres fermées, ici je dors dans un bain avec tout ouvert.
Nous avons des chiens en quantité. Naturellement j'en ai un, un ¾ de sang produit d'une mère mi-française et mi-indigène et d'un père indigène. Il a nom Flick et les oreilles tombantes ce qui le distingue des naturels purs qui ont des oreilles en bataille. Ce sont d'infects roquets bons à la garde et encore.
Flick m'a suivi depuis mon départ de Ségou dans toutes mes tournées et, couchant sous mon lit, grognait au moindre bruit. C'est presque un chien de guerre. En tout cas c'était une meilleure sentinelle que le tirailleur de garde, lequel dormait ou tout au moins somnolait souvent.
Quant aux chats, on en voit peu. Détail commun à tous les animaux autres que les fauves : aucun odorat.
Nous entrons dans l'hivernage en plein. Nous en sommes à la 6ème tornade depuis cette nuit où il a fait un vent du feu de Dieu. Ainsi a-t-on fait au jardin quelques plantations qui sous peu viendront améliorer une popote bien difficile à varier.
Je suis pour ce mois le chef de popote, et soir et matin je m'évertue à trouver une nouvelle manière d'accommoder le mouton et le riz. Ce que je fais d'efforts de mémoire, c'est inouï. J'ai hâte de voir arriver les légumes. Nous avons bien quelques boites de conserves, mais on en ouvre une de loin en loin pour les faire durer le plus longtemps possible.
Avec les légumes vont arriver les canards sauvages, sarcelles, etc... Cela va nous changer des perdreaux et des pintades qui sont d'un coriace dont vous n'avez pas idée.
Il y a 3 jours, en me promenant à cheval dans la soirée, je me suis trouvé nez à nez avec une hyène de forte taille qui n'a pas eu peur et n'a pas fui. Nous nous sommes regardés pendant 5 minutes, elle les crocs en avant sur la défensive, moi à cheval sans même un bâton, avec entre les jambes un animal qui n'attendait qu'une occasion pour se dérober. Finalement, la bête s'est en allée tout doucettement sans plus s'occuper de moi que si je n'avais jamais existé. Il n'y avait rien à craindre, la hyène n'étant pas dangereuse, mais j'avais peur qu'elle ne mordit mon cheval et ne le fit emballer. Je suis revenu le lendemain avec mon revolver mais n'ai rien vu.
Dans ma dernière lettre, j'ai omis de vous parler de ma blague. Merci. Elle a été bienvenue, mon ancienne, la bleue, ayant fait son temps et au-delà.
J'ai reçu du secrétaire de la St-Maixentaise une demande de versement de cotisation, soit 20 Fr pour 94 et 95 (10 Fr par an). Envoyez donc ces 20 Fr au secrétariat (rue Greffulhe, 3 Paris). Du reste, voici la lettre.
Je vous quitte Chers Parents en vous embrassant de tout cœur et en vous priant de faire la même chose vis à vis de Grand-Mère et ma tante.
Votre grand qui se porte comme le Pont-Neuf
Envoi des clichés à Mr Buthaud. (signature)
dimanche 9 juin 1895 - Sokolo